France Travail, au cœur d'un conflit d'intérêt?

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INFO BLAST : France Travail, Ferracci au nom du père, du fils et du business

Intime d’Emmanuel Macron, le député Renaissance Marc Ferracci a piloté les réformes de Pôle-Emploi et la création de France Travail, l’organisme public qui doit lui succéder une fois le projet de loi adopté. Patron du groupe Secafi-Alpha, son père en profite pour privatiser en douceur l’agence publique en la vidant de sa substance. Il y a mieux : l’opération - c’est une information Blast - va bénéficier personnellement à Pierre Ferracci au terme d’un circuit dont nous détaillons les éléments. Et aussi... à son fils. Un conflit d’intérêts digne de l’affaire Kohler. Révélations.

Bye-bye Pôle-Emploi, bonjour France Travail. Trois semaines après sa présentation en conseil des ministres par Olivier Dussopt, le ministre du Travail, la commission des affaires sociales du Sénat a adopté le projet de loi « plein emploi » le 28 juin 2023. Le texte est désormais discuté en séance plénière au Parlement, depuis ce lundi 10 juillet.

La mesure phare du projet concerne Pôle Emploi et sa transformation en France Travail. 
Officiellement, il s’agit de rapprocher l’agence de tous les autres organismes publics intervenant sur l’accès à l’emploi (missions locales…), en créant ainsi un guichet commun. Dans les faits, les attributaires du RSA, les personnes en situation d’handicap et les migrants fraîchement arrivés en France devront s’inscrire à Pôle-Emploi/ France Travail et signer un contrat d’engagement. Objectif officieux : accentuer le contrôle sur les demandeurs d’emploi pour pouvoir mieux les sanctionner en diminuant ou supprimant provisoirement leurs indemnités.

Ce texte, d’inspiration ouvertement néolibérale, vient compléter deux précédentes réformes du régime de l’assurance chômage voulues par Emmanuel Macron depuis sa première élection. La première modifiait le calcul des indemnités journalières, en les diminuant fortement. Elle a été votée en 2019 mais la crise du Covid avait contraint le gouvernement à sursoir à sa mise en œuvre, repoussée à la fin de 2021. La seconde, un décret publié au Journal officiel d’avril 2021, modifie les règles d’accès à l’assurance-chômage pour les personnes qui abandonnent leur travail.

Entre témoins

Derrière ce big-bang du marché du travail, un homme est à la manœuvre : Marc Ferracci, économiste et ami intime d’Emmanuel Macron. Ferracci a été le conseiller spécial de la ministre du Travail Muriel Pénicaud durant le premier quinquennat Macron. Puis il a conseillé Jean Castex, pendant son passage à Matignon. Il est devenu en juin 2022 député des Français de l’étranger (pour la Suisse et le Lichtenstein), après avoir reçu l’investiture de la formation présidentielle.

Emmanuel Macron et Marc Ferracci font route ensemble depuis longtemps. Les deux hommes se sont rencontrés pendant leurs études communes à Sciences Po Paris, au tournant du millénaire. Depuis, ils ne se sont plus quittés : Emmanuel a été le témoin de mariage de Marc et Marc celui d’Emmanuel.

Si le futur président de la République a réussi le concours de l’ENA, Marc Ferracci a dû se rabattre sur des études d’économie. Après avoir échoué à suivre son camarade à l’école de la haute administration, il est devenu docteur en économie et a passé l’agrégation. Il s’est spécialisé sur les questions d’organisation du marché du travail. Sa thèse de doctorat portait sur « l’évaluation des politiques d’emploi et de formation professionnelle et sur l’analyse du système d’assurance chômage. » Sur le papier, cet économiste proche de Philippe Aghion et Pierre Cahuc, les deux autres inspirateurs du programme économique du candidat Macron en 2017 et son directeur de thèse pour le second, semble parfaitement compétent pour piloter les réformes de l’assurance chômage.

Le fils de son père

Mais il y a un hic. Un gros même : Marc Ferracci est le fil de Pierre Ferracci. Inconnu du grand public mais pas des dirigeants de la CGT et des supporters du Paris FC – club de foot de Ligue 2 dont il est président et l’un des propriétaires depuis 2009 -, le paternel est à la tête d’un des plus gros groupes français d’audit et de conseil auprès des comités d’entreprise : Alpha, dont la principale filiale est le cabinet d’expertise-comptable Secafi.

Fils d’un grand résistant et responsable du Parti communiste en Corse, lui-même expert-comptable de formation, Pierre Ferracci a rejoint Secafi, créé par Guy Maréchal, au début des années 1980. Profitant des relations de son père Albert, il en a fait le partenaire obligé de la CGT.

Des gens ont été virés

Pendant des décennies, EDF et la SNCF ont été les deux places fortes du cabinet. Les structures sociales des deux services publics étaient aux mains des cégétistes, largement majoritaires chez les salariés. Forts de cette entente avec l’homme fort de Secafi, les secrets de famille étaient bien gardés. « Dans les années 2010, il y a eu des rumeurs de détournement de fonds dans un gros comité d’établissement de la SNCF dans le Sud-Ouest, dont les comptes étaient confiés à Secafi, raconte un ex-dirigeant cégétiste. On parlait d’acquisition de biens, notamment de vignobles, par des responsables locaux. On sait aussi que des gens ont été virés du syndicat mais on n’a jamais su si c’était en lien avec ces rumeurs. »

L’ami précieux

Avec Pierre Ferracci, les responsables cégétistes ont toujours été en confiance. En 2008, quand Nicolas Sarkozy, alors président de la République, impose aux syndicats et aux comités d’entreprise de faire certifier leurs comptes annuels par des commissaires aux comptes indépendants, il propose à ses partenaires une solution sans risque. « Des experts-comptables de Secafi ont quitté le groupe pour créer leur propre activité et sont devenus commissaires aux comptes des structures dont ils assuraient auparavant la comptabilité quand ils travaillaient chez Secafi », détaille notre source syndicale. En matière d’indépendance, on a vu mieux…

Pierre Ferracci sait se mettre en scène pour faire passer ses messages (ici via l’hebdo Challenges) à son... ami Emmanuel Macron, avec qui il a siégé au sein de la commission Attali.

Si Secafi est la marque phare du groupe, Alpha est depuis toujours présent également sur un autre secteur : la reconversion industrielle et le reclassement des salariés licenciés. Sémaphores, autre filiale, est l’héritière de la Société pour le développement de l'industrie et de l'emploi (la Sodie). La Sodie a été créée au milieu des années 1980 pour accompagner la reconversion de la sidérurgie française. Longtemps logée au sein du groupe Usinor Sacilor (rebaptisée Arcelor), la Sodie a été acquise par Secafi Alpha au début des années 2000, pour renforcer sa propre activité.

Après avoir vivoté durant des années, Sémaphores connaît une nouvelle jeunesse en 2005 quand l’ANPE (l’Agence nationale pour l’emploi) perd le monopôle du placement des demandeurs d’emploi. Rapidement, la filiale du groupe Alpha s’impose comme l’un des prestataires préférés de Pôle Emploi, créé en 2008 par la fusion de l’ANPE et des Assedic, devenant l’un des principaux acteurs de ce nouveau marché. Mais une décennie plus tard, Sémaphores perd quasiment tous ses contrats avec l’agence publique, lors de l’appel d’offres renouvelant les marchés de prestation en 2016.

Pour le groupe de Pierre Ferracci, le coup est dur. Mais pas fatal. En effet, son patron a déjà une autre carte dans sa manche. Il va pleinement l’exploiter.

Un mentor avisé

A la fin de la décennie 2010, Aksis, un concurrent, obtient de Pôle Emploi un accord miraculeux : déclinable dans tous les départements, cet accord-cadre national permet à la petite société de Saint-Quentin (Aisne) de se déployer dans toutes les régions de France. Selon nos informations, Aksis est le seul partenaire privé de l’agence à avoir bénéficié d’un tel statut et de tels atouts. Par ailleurs, une source interne à la société l’assure, le contrat décroché lui confiait également la supervision des autres partenaires privés de Pôle Emploi.

A priori, de telles conditions ont de quoi rendre la concurrence verte de jalousie. Mais pas chez Alpha. En fait, parler de concurrence ici n’est peut-être le bon terme...

Les deux dirigeants et copropriétaires d’Aksis, Alexandre Carpentier et Thomas Pourrier, sont en réalité des proches de Pierre Ferracci. « Au début des années 2010, Pierre Ferracci m’a invité pour un évènement, se souvient une vieille connaissance du patron d’Alpha. Il y avait deux jeunes cadres que Pierre nous a présentés comme patrons d’un petit groupe qu’il fallait aider et leur trouver des contrats. Il s’agissait de Carpentier et Pourrier. »

Tout leur possible

Entre Aksis et la galaxie Secafi-Alpha, l’entente est si cordiale que les deux jeunes patrons ne cachent guère en interne, auprès de leurs troupes, leur volonté d’intégrer le groupe Alpha. « Au début des années 2020, nous avons eu une réunion avec la direction générale, raconte un ancien salarié d’Aksis. Carpentier et Pourrier nous ont fait comprendre qu’ils faisaient tout leur possible pour conclure une alliance avec Pierre Ferracci. »

C’est chose faite en octobre 2021 quand Sémaphores et Aksis signent un partenariat baptisé Alliance Compétences. 

« Quand l’accord a été annoncé en interne, notre directrice régionale nous a expliqué que nous serions les jambes et Sémaphores la tête, indique l’ex-d’Aksis. Mais elle a aussi précisé que le groupe Alpha ne rachetait pas Aksis. »

La tête et les jambes

Pas la peine car l’accord de partenariat est en fait un accord de coentreprise. Le 24 janvier 2022, la société Alliance Compétences est immatriculée au registre du commerce. Son objet ? « En France et à l'étranger, accompagnement des transitions et des mobilités professionnelles ainsi que la formation professionnelle en lien avec ces transitions et mobilités et plus généralement toute activité se rapportant directement ou indirectement à l'activité précitée. » Le capital social, de 100 000 euros, est partagé à 50/50 entre Sémaphores et Aksis. Sémaphores est nommé président et Aksis directeur général. La tête et les jambes… La nouvelle structure s’installe dans les locaux parisiens du groupe Alpha.

Pour Ferracci, l’opération est pleinement gagnante. Elle permet à son groupe de devenir le principal opérateur privé de Pôle Emploi sans... jamais paraître officiellement : le contrat initial avec l’agence publique est détenu par Aksis mais l’activité est désormais réalisée par la nouvelle co-entreprise. Malin !

Des garanties de Pôle Emploi

Mais l’association a d’autres vertus. « Début 2022, Aksis prévoyait de fermer plusieurs agences à cause d’une baisse attendue de l’activité qui allait les rendre non rentables, raconte une source interne. En juin, il... n’en était plus question : Carpentier et Pourrier avaient reçu des garanties de Pôle Emploi sur une nouvelle croissance des missions qui allaient être confiées à Aksis. »

Décidément, les relations entre Aksis, ses deux patrons et l’agence publique se révèlent pleines de miracles et de ressources.

La corne d’abondance

Mais que s’est-il passé entre ces deux dates - début 2022 et été 2022 - pour que les perspectives s’améliorent de façon aussi soudaine, jusqu’à bouleverser ces plans et prospectives a priori solidement établies ?

Entre les deux, il y a eu la réélection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en mai 2022 et, dans la foulée de celle-ci, la mise sur orbite du projet France Travail sous l’œil vigilant du tout nouveau député Marc Ferracci. Sa création, une fois que la loi sera adoptée, entraînera une explosion du nombre d’inscrits à Pôle Emploi, et mécaniquement celle de l’activité des prestataires privés.

« Avant cette réforme, les conseillers emploi pouvaient suivre jusqu’à un millier de demandeurs d’emploi, explique Sylvie Espagnolle, déléguée syndicale centrale CGT de Pôle Emploi. Ce qui ne permet pas de réaliser un véritable suivi individualisé. Il y a aussi un sous-effectif criant en matière de conseillers indemnités (en charge du versement des indemnités chômage, ndlr). Avec la création de France Travail, les effectifs inscrits à Pôle Emploi vont exploser, ce qui va se traduire par un renforcement de la sous-traitance. »

Actuellement, seulement 40 % des bénéficiaires du RSA sont inscrits à Pôle Emploi : leur nombre s’élevait encore à 4,25 millions fin 2021, selon la Dares. A la fin du premier trimestre 2023, donc avant le lancement de France Travail, Pôle Emploi recensait plus de 5 millions de personnes inscrites, toutes catégories confondues.

Depuis la création de Pôle Emploi, l’activité des prestataires privés comme Aksis et Sémaphores a déjà connu une forte croissance, après des premières années en dents de scie. Un rapport de juillet 2014 de la Cour des comptes, consacré au recours de Pôle emploi aux opérateurs privés pour l’accompagnement et le placement des demandeurs d’emploi, chiffrait ce marché à 145 millions d’euros en 2013. Dans son rapport de juillet 2022 sur les dix ans de Pôle Emploi, la Cour évaluait ce marché à 286 millions, en 2018.

Un bon petit

La transformation en cours de l’agence publique en France Travail laisse donc entrevoir pour l’avenir à nouveau une très forte croissance de l’activité des sous-traitants. Une excellente nouvelle pour le groupe Alpha et son patron, grâce à sa coentreprise avec Aksis. Pierre Ferracci va pouvoir remercier son fils Marc, pour avoir si bien travaillé à l’école, su choisir ses amitiés et pour son parcours.

Celui d’un économiste devenu conseiller ministériel puis député qui organise la refonte de la politique de l'emploi dont les effets vont directement bénéficier aux activités professionnelles de son père.

Si Marc Ferracci est un bon fils, Pierre Ferracci lui est un bon père. En effet, fait aggravant dans ce circuit pleinement entre-soi et en famille, le député Renaissance va lui aussi profiter de l’embellie du paternel. Et des effets des réformes de la politique de l'emploi qu'il impulse depuis 2017... Car Marc Ferracci n’est pas seulement un économiste en cour et un parlementaire influent. Il est aussi actionnaire d’une société. Il possède 35 % d’Icare Finance, la holding familiale qui porte la participation de Pierre Ferracci dans le groupe Secafi Alpha. Cette information a été transmise à la HATVP suite à son élection au Parlement. Elle figure noir sur blanc dans sa propre déclaration d’intérêts.

Avant de conseiller le gouvernement et son ami président de la République, Marc Ferracci a fait ses classes à bonne école. Au sein du groupe Alpha, de 2012 à 2017, ainsi que l’indique sa déclaration d’intérêts à la HATVP déposée en novembre 2022.

Le député Marc Ferracci possède 35% d’Icare finance, la holding de son père Pierre Ferracci, participations dont la valeur se monte à 22,5 millions d’euros, comme il le déclare à la HATVP. Ce capital devrait encore grossir grâce à la réforme portée par le projet « plein emploi ».

Avec l’affaire Kohler pour laquelle on attend désormais le réquisitoire du parquet national financier, l’enquête étant terminée, on pensait avoir atteint un sommet en matière de mélange des genres et de prise illégale d’intérêts. Avec cette nouvelle affaire familiale et les révélations de Blast, on passe un nouveau cap.

Pas certain qu’il y ait de quoi s’en réjouir.

Le OFF de l’enquête

Contactés par Blast, Marc et Pierre Ferracci n’ont pas donné suite.

Également sollicitée, la direction d’Aksis a elle refusé de nous répondre.

De son côté, Pôle emploi s’est contenté d’indiquer qu’Aksis était un sous-traitant parmi d’autres, sans répondre directement à nos questions.

Aksis, un petit Pôle Emploi privé

C’est dans les années 2010 que le groupe Aksis est devenu un partenaire de Pôle Emploi, avant de supplanter l’ensemble de ses concurrents et de s’imposer comme interlocuteur privilégié de l’agence publique. Dans les faits, Aksis s’est transformé en mini Pôle Emploi privé, tant les tâches assumées par ses salariés ressemblent de plus en plus à celles des agents de Pôle Emploi.

« Là où les salariés de Pôle Emploi en charge des demandeurs d’emplois sont appelés conseillers emploi, témoigne un ancien salarié, chez Aksis nous nous sommes des consultants emplois ! Et nous faisons le même travail. Pôle Emploi transmet à Aksis des listings de demandeurs d’emploi. Dans notre cas, c’était essentiellement des travailleurs intérimaires ou en contrat court. Nous devons les convoquer pour l’entretien initial (le diagnostic) au cours duquel nous devons les convaincre de souscrire au programme « Un emploi stable c’est pour moi. » ».

Ce qui est le plus rentable

Il ne fait pas de doute que les collaborateurs d’Aksis savent trouver des arguments convaincants tant le sujet est décisif pour leur employeur : « Si le demandeur d’emploi accepte, reprend notre témoin, il entre dans un suivi de trois mois parsemés d’ateliers à l’issue duquel il est susceptible de décrocher un contrat de travail long de plus de six mois. L’entretien est facturé 75 euros à Pôle Emploi. C’est ce qui est le plus rentable pour Aksis : nous avions jusqu’à une vingtaine d’entretiens à faire par semaine et par consultant emploi dans mon agence ». Et c’est effectivement pour la bonne cause. « Si le demandeur d’emploi suit le programme « un emploi stable c’est pour moi » et décroche un contrat d’au moins six mois, Aksis est rémunéré environ 2 300 euros. Sinon, Pôle Emploi ne paie que 162,50 euros ».

Pourtant, cette carotte irrésistible n’est semble-t-il pas du goût de tout le monde. « Quand j’ai discuté avec des conseillers emploi de mon travail chez Aksis, ils m’ont dit que j’étais en train de leur... piquer leur boulot ! »

 

Source : https://www.blast-info.fr/articles/2023/info-blast-france-travail-ferracci-au-nom-du-pere-du-fils-et-du-business-ShHtp5kJTPG2yAvhI4V7Eg



18/07/2023
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