Chez Pôle Emploi aussi, les cabinets de conseil font leur trou

Il n’y a pas qu’au sommet de l’État que les grands cabinets privés sont sollicités pour conseiller l’action publique. L’opérateur public de l’emploi ne s’en prive pas non plus. Au risque d’y perdre ses propres compétences internes et une partie de sa raison d’être, avertissent les syndicats. 

 

Dans les travaux de la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets de conseil, Pôle emploi fait plutôt de la figuration. Le nom de l’opérateur revient à une petite dizaine de reprises, essentiellement de manière indirecte pour une mission d’arbitrage sur la gestion du bonus-malus des cotisations de l’assurance-chômage. S’étant principalement concentrée sur les dépenses des ministères, la commission précise un peu plus tôt avoir interrogé un petit nombre d’opérateurs, « ceux dont le budget était le plus important », comme Pôle emploi ou encore la Caisse des dépôts et consignations, qui ont soumis une réponse écrite, restée confidentielle, à un questionnaire.

 

Dans le milieu des cabinets de conseil qui interviennent dans le secteur public, les appels d’offres provenant de Pôle emploi et les missions associées sont, pourtant, loin de passer inaperçus. Conseil en stratégie, en organisation, en ingénierie informatique, aide et assistance à la maîtrise d’ouvrage et à la maîtrise d’œuvre, production de travaux évaluatifs… le périmètre est large, les intitulés des missions parfois sibyllins et les attributaires regroupent, à différents degrés d’intervention, l’ensemble des cabinets les plus importants. Par exemple, en février 2019, dix d’entre eux ont été retenus, parfois à deux reprises, pour accompagner la direction générale (soit plus de mille agents) au travers d’un accord-cadre global qui doit courir jusqu’en 2023. Divisé en trois lots, ce marché, qui est un moyen de garantir un vivier de prestataires au fil des besoins, est estimé à plus de 23 millions d’euros hors taxes. Accenture, EY, Capgemini Consulting, Bearing Point et Roland Berger ont été choisis pour travailler sur « l’élaboration de la stratégie et le pilotage de la mise en œuvre ». Deloitte, Eurogroup Consulting, YCE Partners, Capgemini et Accenture ont pour mission de soutenir la direction « dans le déploiement de l’offre de services et des évolutions de l’organisation », pendant qu’EY, Devoteam, Accenture et Sopra Steria ont été sélectionnés pour une aide sur « l’ensemble du champ de ses activités de maîtrise d’ouvrage opérationnelle et stratégique ». Avec ce véhicule contractuel directement piloté en interne, et également courant à l’échelle de l’État, il est ensuite plus facile de passer d’autres marchés inhérents aux lots obtenus. S’il y a une remise potentielle en concurrence entre les prestataires pour chaque lot, les bons de commande ne sont pas pour autant soumis aux mêmes mesures de publicité qu’exige le Code de la commande publique lors de l’attribution des contrats. « La taille de ces cabinets facilite la mise à disposition d’équipes ou même la recherche d’autres prestataires pour effectuer la prestation quand le besoin a été identifié après la signature de l’accord-cadre », relève un ancien consultant. Un autre, fin connaisseur des questions d’emploi et de travail, se fait déjà solliciter par des cabinets en recherche d’expertise pour muscler leurs propositions commerciales en vue du prochain appel d’offres.

 

Dépendance

 

Passé la notification de l’accord-cadre, le volume des prestations réellement effectuées ainsi que la nature du travail fourni et des éventuelles préconisations restent, eux, bien plus opaques. Refusant de communiquer un montant global, Pôle emploi liste une série de circonstances motivant le recours à du conseil : un manque des compétences recherchées en interne, l’apport d’un « regard extérieur », des analyses comparées avec d’autres organismes ou encore une « charge plus élevée que celle permise par les capacités internes ». D’après des documents internes portant sur l’année 2020, des consultants de Deloitte ont ainsi travaillé sur un projet d’optimisation de la gestion des déplacements ou encore avec d’autres consultants de Sopra Steria Next au dispositif d’e-université, une plateforme de formation en ligne pour les agents. Un autre document place Eurogroup Consulting comme principal appui avec plusieurs dizaines de personnes encadrant le déploiement de l’offre de services liés à l’intelligence artificielle. En un tour d’horizon sur différentes missions, on retrouve une bonne partie des chantiers en réflexion ou engagés par l’opérateur ces dernières années : le lieu unique d’accueil pour le handicap, l’« agence de demain », la démarche de « performance par la confiance » ou le pack de démarrage pour les nouveaux inscrits.

 

Interrogée à de multiples reprises à ce sujet par les élus du personnel lors de comités économiques et sociaux, la direction leur a communiqué des tableaux inventoriant les noms des interventions aux titres parfois génériques et le nombre de jours-hommes présents sur site ou qui y ont travaillé depuis l’extérieur. Certaines ont plus intrigué que d’autres pour leur plus-value, comme celle assurée par Capgemini Invent sur la nouvelle classification des emplois des agents de droit public de Pôle emploi pour un cabinet plutôt réputé sur l’innovation digitale. « Rien ne nous garantit que cette liste soit exhaustive. Nous avons déjà repéré des sujets d’intervention qui n’y figurent pas », affirme l’un d’entre eux. En 2020, dans un rapport consacré à la gestion de Pôle emploi dix ans après sa création, la Cour des comptes alertait sur les conséquences de ce fort recours au conseil, quasiment parallèlement à chaque réforme et réorganisations engagées. En se fondant sur un précédent accord-cadre similaire signé en 2015, elle avait ainsi estimé que celui-ci avait donné lieu à 60 marchés d’une valeur globale de 20,1 millions d’euros, « représentant 18 % de la masse salariale des cadres dirigeants sur la période 2015-2018. »

 

Habitués du client « Pôle emploi », plusieurs cabinets bénéficient même d’une antériorité sur certains marchés, les rendant ensuite quasi-indispensables, comme Capgemini, déjà fréquemment cité du temps même de l’avant-fusion pour « un véritable partenariat IT », peut-on encore lire sur le site de l’entreprise. « Plus les prestataires sont présents en amont dans un processus de développement d’un service, plus nous sommes dépendants d’eux pour la suite. Comment s’assurer qu’ils ne sont pas également sollicités pour la rédaction des cahiers de charges des appels d’offres des futurs contrats ? », s’interroge un cadre. Les liens historiques et personnels entre des consultants et des cadres de Pôle emploi « nourrissent les soupçons de connivence quant à un manque de mise en concurrence pour des marchés plus petits et fractionnés », relève un agent.

 

Connivence ?

 

Cette crainte a été et continue d’être régulièrement soulevée au sein de la direction des systèmes d’information (DSI). Cette entité de Pôle emploi d’environ 1 550 personnes met en œuvre la stratégie numérique de l’opérateur et le déploiement de nombreux projets et opérations, faisant également l’objet de plusieurs couches d’externalisation au vu de l’augmentation conséquente du nombre de demandeurs d’emploi en une décennie. Toujours dans le même rapport de la Cour des comptes, celle-ci pointait notamment un usage fréquent des avenants de prolongation de contrats et une insuffisance de mise en concurrence sur les marchés les plus importants où il a surtout été question de négociations de prix et de prestations.

 

C’est dans ce contexte qu’a été signé, en mars 2021, un nouvel accord-cadre de 480 millions d’euros pour assister à la maîtrise d’oeuvre de cette direction où l’on retrouve Capgemini, CGI, Atos, Sopra Steria et Accenture parmi les principaux attributaires pour une durée prévue de quatre ans. Celui-ci comprend notamment des missions de conseil, mélangées avec d’autres types de prestations. À la différence du précédent accord-cadre conclu quatre ans plus tôt, aucun des lots n’a été cette fois attribué à une seule entreprise. Lors d’une réunion de CSE fin septembre 2020, au moment du lancement de l’appel d’offres, cette intention est déjà affichée par Franck Denié, directeur général adjoint en charge de la DSI, qui admet la nécessité de « diminuer petit à petit la dépendance de Pôle emploi par rapport à des partenaires historiques » qui interviennent dans du conseil stratégique sur des applications et des programmes, mais aussi, comme le reste des ESN, dans la conduite de projets informatiques d’ampleur avec la conception et le développement d’outils. Quelques mois plus tôt, le cabinet EY se démarquait de cinq autres candidats en décrochant un autre marché de conseil estimé à 10 millions d’euros pour accompagner la DSI dans « la définition et la déclinaison opérationnelle des chantiers de transformation du système d’information (SI) et de la DSI ».

 

Au-delà de ces accords-cadres qui drainent d’importantes missions de conseil dans les différentes directions de Pôle emploi, il est possible de trouver la trace d’autres missions externalisées portant, pêle-mêle sur le numérique responsable, l’ergonomie, la transformation du système d’information des ressources humaines ou bien le conseil en communication. Certaines d’entre elles émanent directement des directions régionales. Difficile cependant de démêler l’écheveau des prestations ainsi sous-traitées. Parfois, LinkedIn se révèle une meilleure source d’information sur l’activité des consultants détachés chez Pôle emploi que… les propres bases de données de l’opérateur ! Contactés par « Liaisons sociales magazine », tous les cabinets sollicités ont refusé de répondre à nos questions en invoquant la confidentialité ou le secret des affaires. Notre curiosité a même valu l’envoi d’un message à des agents de la DSI, rappelant les règles de la non-communication directe auprès de journalistes… Pourtant, personne, en public, ne nie ce recours aux consultants externes, comme en témoignent ces multiples vidéos ou études de cas parsemées sur la toile où sont librement évoqués les avantages de partenariats public-privé. Cette maturité de Pôle emploi dans le recours au privé est même soulignée par plusieurs consultants qui y ont exercé ! « Ils sont accoutumés à cadrer le travail des consultants avec un reporting serré et la demande d’un grand nombre de supports », se souvient une ancienne salariée d’un cabinet de conseil. À la tête de Sia Partners, un cabinet qui a remporté un accord-cadre d’1,3 million d’euros en 2019 pour soutenir le développement du Lab de Pôle emploi – un dispositif d’innovation interne – Matthieu Courtecuisse salue la forte « culture du projet » et le « meilleur pilotage des délais » qui différencie même l’opérateur du reste des autres administrations commanditaires dans sa relation avec des prestataires de conseil.

 

Réinternaliser les compétences ?

 

Si ce recours au conseil n’est pas toujours rejeté dans son principe et son ensemble par les organisations syndicales représentatives, une large partie des critiques se cristallise depuis plusieurs années sur le manque de transparence et son impact sur les métiers et les ressources humaines aux recrutements plafonnés. « On nous explique que c’est une recherche d’expertise, mais pourquoi ne pas œuvrer dans ce cas-là à un meilleur développement et renouvellement des compétences internes ? Embaucher nous coûterait moins d’argent ! », estime un responsable syndical qui réclame la tenue d’une information-consultation préalable à la parution des appels d’offres. « Tout cela conduit à une dévalorisation et une démotivation des agents », complète une autre. À la DSI, les échanges tendus entre la direction et les élus s’ajoutent à un débat plus large sur le recours à la sous-traitance, dépassant le cadre des prestations intellectuelles de conseil. En 2013, un accord signé par la CFDT a même été mis en place pour « encadrer le recours à la prestation de service et son suivi » avec une attention spécifique accordée au transfert de compétences et l’augmentation de la part d’internes à hauteur de 10 % dans les projets. Pour la plupart des militants syndicaux, le texte reste inabouti. À cause, notamment, d’un référentiel d’activités qui noie, selon eux, la possibilité d’une analyse comparative pertinente. Une élue évoque même une « direction miroir » confiée au privé et comprenant près de mille quatre-cents ETP dont les deux tiers sont issus, selon des documents internes que « Liaisons sociales magazine » a pu consulter, de trois cabinets : Capgemini, Sopra Steria et Atos Integration. « Sans avoir plus d’informations sur les livrables, il est difficile de savoir si ces prestations nécessitent un recours extérieur et si celles-ci ont une portée plus politique ou technique », s’interroge cette syndicaliste.

 

Le pilotage et l’évaluation des missions constituent une autre préoccupation, également relevée dans le rapport du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Dans ses cahiers des charges, Pôle emploi indique que le poids du « critère technique » (composition des équipes, expertise, qualité des livrables) varie entre 60 % et 70 % sur ses contrats et assure procéder au minimum à une évaluation annuelle de la performance de ses prestataires. À en croire un ancien haut fonctionnaire, familier des marchés publics, les sommes engagées sont aussi le reflet d’une « structure atypique par la taille et les missions de Pôle emploi (55 000 agents, NDLR) qui n’a pas vraiment d’élément comparatif avec d’autres établissements publics ». Le tout étant de déterminer « comment ces prestations viennent enrichir la décision des décideurs », explique-t-il. En 2019, un audit interne sur le déroulé des prestations de conseil a été commandé par la direction générale. Assorti de plusieurs recommandations, il a été suivi de peu d’effets…

 

Également contactés, plusieurs membres du conseil d’administration, moins investis sur les questions de ressources humaines, bottent en touche sur le sujet ou confient avoir « peu de suivi sur les prestations », hormis les plus importantes qui donnent lieu à un vote sans nécessiter d’avis préalable. Pour ce qui est des orientations stratégiques qui leur sont présentées, notamment sur l’offre et l’organisation des services, l’intervention de cabinets de conseil sur le dossier est considérée comme « une aide à la décision interne » et n’est pas davantage détaillée. Côté ministère du Travail, tutelle de Pôle emploi, on garde le silence. Mais le sujet demeure d’une brûlante actualité. Parue en janvier dernier, une circulaire de Matignon enjoignant les administrations à mieux en justifier le recours, à en homogénéiser le contrôle et à réduire de 15 % leurs dépenses en prestations intellectuelles de conseil concernera aussi Pôle emploi. Une instruction complémentaire du secrétariat général des ministères chargés des Affaires sociales liste ainsi le nouveau cadre qui entrera progressivement en application : saisine du pôle modernisation du secrétariat général, remise d’un avis, saisine d’autres administrations en cas d’un montant supérieur à 500 000 euros, constitution d’un comité de suivi, renforcement des clauses type sur les conflits d’intérêt, obligation d’un formulaire d’évaluation dans les cahiers des charges précédant la prestation. « Le processus va être alourdi », juge Matthieu Courtecuisse. « Si l’évaluation se professionnalise un peu plus dans les administrations, je pense que la priorité n’est pas d’évaluer notre prestation, mais d’évaluer l’efficacité du service public », ajoute un autre consultant, plus mordant.

 

JUDITH CHETRIT

 

Source : https://www.info-socialrh.fr/fonction-rh/marche-de-lemploi/chez-pole-emploi-aussi-les-cabinets-de-conseil-font-leur-trou-704934.php

 



12/09/2022
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