« Durcir l’assurance chômage aurait probablement un impact très faible sur l’emploi

 

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ENTRETIEN 

Daphné Skandalis :

C’est reparti pour un tour. L’échec des négociations sur le pacte de la vie au travail, qui devaient décider du sort de l’accord conclu entre les partenaires sociaux de novembre 2023 sur l’assurance chômage, a permis au gouvernement de reprendre une nouvelle fois le gouvernail sur ce dossier. Le ministère du Travail a confirmé le 22 avril que de nouvelles règles seraient adoptées pour l’été.

Dégressivité des allocations et réduction de la durée maximale d’indemnisation à 12 mois pour tous, voire allongement de la durée nécessaire pour s’affilier à France Travail… Les pistes de durcissement du régime sont multiples et, à Bercy comme à Matignon, les ministres en charge ne se sont pas privés de lancer des ballons d’essai.

L’objectif affiché est d’inciter les demandeurs d’emploi à reprendre « plus fortement » un travail et d’atteindre le plein-emploi. Mais est-ce vraiment ainsi que ça marche ? Que dit en réalité la littérature scientifique à ce sujet ? Et que ne dit-elle pas ? Professeure d’économie à l’université de Copenhague, Daphné Skandalis, auteure d’une étude avec la chercheuse Iona Marinescu sur les comportements de recherche d’emploi, revient sur les conclusions et les limites de ces études.

 

En juillet prochain, un décret définira de nouvelles règles, plus restrictives, pour les demandeurs d’emploi. Des économistes et responsables politiques répètent que « toutes les études » montrent que cela accélérerait le retour à l’emploi. Que dit vraiment la littérature scientifique ?

Daphné Skandalis : Il y a des choses que l’on sait et d’autres que l’on ignore encore. En général, dès qu’on modifie les règles d’assurance chômage dans un sens plus strict, c’est-à-dire en réduisant la durée d’indemnisation maximale, en durcissant les conditions d’éligibilité ou encore en révisant à la baisse le taux de remplacement, on obtient un petit effet sur la durée de chômage des assurés concernés. Il existe un assez large consensus sur ce point-là. Beaucoup d’études menées dans de nombreux pays montrent que restreindre les droits a un effet sur la vitesse de reprise d’emploi.

Vous parlez d’un petit effet. Est-il évalué ?

D.S : Là encore, une assez large littérature a étudié la question. En Europe, une dizaine d’études évaluent l’effet médian à quatre jours pour un mois d’allocation. Dit autrement, si l’on réduit d’un mois la durée d’allocation, les demandeurs d’emploi accélèrent leur reprise d’emploi de quatre jours.

Bien sûr il faut faire attention dans l’extrapolation de ces résultats, puisqu’ils ont été obtenus dans d’autres pays avec des institutions et des contextes différents. Si une telle réforme était mise en œuvre aujourd’hui en France, son effet ne serait pas nécessairement exactement celui-là, mais il serait sans doute du même ordre de grandeur.

Mais même si ce léger effet existe, une réforme n’est pas forcément souhaitable, car son coût serait potentiellement très important pour certaines personnes. La question est davantage de se demander si cela vaut la peine de réduire la durée d’indemnisation. Aujourd’hui, c’est regrettable, tout le débat se focalise sur la durée du chômage. Or il ne faut pas s’arrêter là.

Quel est ce coût ? Et quels sont les effets de ces réformes insuffisamment explorés ?

D.S : Je pense notamment à la qualité de l’emploi retrouvé après la période de chômage. Certaines études ont montré que le durcissement des conditions d’indemnisation pouvait la détériorer. Cela dépend aussi du contexte. Ce sujet-là fait toutefois beaucoup moins consensus parmi les chercheurs.

Or ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi et comment ces réformes agissent sur les comportements de recherche d’emploi. C’est l’objet d’une étude que nous avons menée avec Ioana Marinescu. Effectivement, les demandeurs d’emploi réagissent aux conditions de l’assurance chômage. Lorsque la fin de droits approche, ils envoient un nombre plus élevé de candidatures et postulent à des offres d’emploi qui proposent des salaires plus bas ou qui ne sont pas adaptés à leurs compétences.

On n’observe donc pas seulement une augmentation de l’effort de recherche d’emploi, mais aussi une réduction de leurs prétentions.

Une étude autrichienne d’Arash Nekoei et Andrea Weber a constaté à l’inverse qu’allonger la durée d’indemnisation permettait de retrouver des emplois de meilleure qualité et mieux rémunérés. Faut-il aller dans ce sens-là ?

D. S : En tout cas, c’est cohérent avec ce que je viens de mentionner à propos de l’effet d’une réforme donnée sur la vitesse de retour à l’emploi. Les assurés qui ont le droit à une assurance chômage plus protectrice vont avoir tendance à envoyer un peu moins de candidatures, mais plus ciblées, et à postuler à des emplois qui offrent un salaire un peu supérieur, qui correspondent à leur expérience antérieure, en adéquation avec leur niveau d’éducation.

Mais de toute façon, et c’est ce qui ressort clairement de notre étude, trouver un travail demande beaucoup de temps. Il faut poster énormément de candidatures avant de décrocher une offre. Une certaine durée de recherche d’emploi est inévitable.

Cessons de croire qu’il est facile de décrocher un emploi, de traverser la rue ou je ne sais quoi, et que les assurés puissent tranquillement attendre le dernier moment pour chercher. Ce n’est pas ce qui se passe dans la réalité.

D’autant que les chômeurs sont inégaux face à la recherche d’emploi. Ils n’ont pas tous la même flexibilité horaire pour envoyer leur CV. Dans une autre étude menée avec Arnaud Philippe sur le poids de la maternité dans cette quête d’un travail, nous avons observé que les mères n’envoyaient pas leurs candidatures aux mêmes moments que les autres femmes. Elles le font le mercredi ou quand les enfants sont à l’école. Elles ont des contraintes horaires liées à la garde d’enfants qui ralentissent le retour à l’emploi.

Ce sont des contingences à avoir en tête si l’on veut aider les demandeurs d’emploi et leur proposer des programmes d’accompagnement adaptés.

Pour les promoteurs d’une nouvelle réforme de l’assurance chômage, durcir les conditions permet aussi d’atteindre le plein emploi. Existe-t-il des études qui le démontrent ?

D.S : C’est effectivement un très bon point. Il faut bien comprendre que toutes les études dont je viens de parler portent sur les effets microéconomiques de telles réformes : autrement dit, on observe les comportements d’individus directement affectés par les changements de l’assurance chômage. Mais il ne s’agit que d’une petite fraction des chômeurs, les demandeurs d’emploi sont nombreux à ne pas être touchés. C’est le cas d’une grande partie des chômeurs qui ne sont pas indemnisés, et aussi de tous ceux qui continuent à percevoir la même assurance chômage qu’avant.

Mesurer l’effet macroéconomique sur le taux de chômage global nécessiterait de pouvoir évaluer l’impact d’une réforme sur l’ensemble des chômeurs. C’est plus difficile à estimer, donc on a moins de résultats là-dessus dans la littérature.

Ce que l’on peut dire, c’est qu’une réforme qui rendrait l’assurance chômage un peu moins généreuse pour certains chômeurs accélérerait probablement légèrement leur retour à l’emploi mais n’aurait sans doute aucun effet sur les chômeurs qui ne sont pas concernés. L’impact sur le taux de chômage global serait donc probablement faible.

Il est même possible qu’une telle réforme ralentisse le retour à l’emploi des chômeurs qui ne sont pas concernés. Car dans un marché du travail où la compétition entre les demandeurs d’emploi est forte et les offres peu nombreuses, pousser certains demandeurs d’emploi à reprendre le travail plus vite se fait au détriment des autres. Pour comprendre, imaginons un cas extrême où la recherche d’emploi serait un jeu à somme nulle : si un demandeur d’emploi trouve un travail, il y a une offre d’emploi en moins disponible pour les autres demandeurs d’emploi qui voient du coup leur chance de trouver un travail diminuer.

En France, une étude réalisée en 2007 et 2008 a montré qu’un programme d’accompagnement renforcé auprès de certains demandeurs d’emploi pouvait affecter négativement ceux qui n’en bénéficiaient pas. En augmentant les chances des uns, on pénalise les autres. 

Dans ce cas, l’impact sur le taux de chômage serait évidemment très faible.

Mais est-ce pertinent de légiférer à partir d’effets microéconomiques ou de cas marginaux sans se soucier des conséquences globales sur l’ensemble de la population ?

D.S : Toutes les données disponibles doivent être prises au sérieux ! C’est important de tenir compte des effets microéconomiques d’une réforme de l’assurance chômage sur la durée de chômage des personnes concernées.

Ce qui n’empêche pas d’aller plus loin. Les modèles économiques nous disent qu’une réforme de l’assurance chômage va aussi affecter le niveau de vie des personnes concernées. Dans le débat public, on a tendance à oublier que l’assurance chômage est justement là pour aider à passer les caps difficiles et à maintenir un niveau de vie acceptable quand on transite d’un emploi à l’autre.

Un des obstacles que nous rencontrons est que, souvent, nous ne disposons pas de données suffisantes pour mesurer l’effet sur le niveau de vie des personnes concernées. En effet, il ne s’agit pas seulement de mesurer la baisse des revenus, mais d’évaluer également la capacité des personnes à affronter cette baisse de revenus. En particulier, se sont-elles constitué une épargne suffisante pour ne pas avoir à déménager ou à payer leur loyer ?

Ici à Copenhague, des collègues ont utilisé des données sur les transactions bancaires. Et ils ont constaté que malgré une assurance chômage danoise assez généreuse, les ménages baissaient leur consommation à hauteur d’à peu près 30 % de leur chute de revenu.

On le voit bien, plus une réduction des droits à l’assurance chômage touche les personnes qui ont peu d’épargne ou qui sont déjà fragiles financièrement, plus elle va entraîner une baisse importante de leur niveau de vie. Il faut donc absolument pendre en considération ce coût qui est important, même si on ne peut pas le quantifier très précisément.

Au final, pour décider si une réforme qui réduirait la générosité de l’assurance chômage est souhaitable, il est nécessaire d’avoir une vue d’ensemble sur les bénéfices et les coûts qu’elle pourrait générer. Il faut comparer son effet positif en termes de réduction de la durée de chômage des personnes concernées, et son effet négatif en termes de dégradation de leur niveau de vie. Une fois qu’on a quantifié ces deux types d’effet, on peut débattre. C’est un vrai choix de société. 

Par ailleurs, l’assurance chômage n’est pas le seul levier sur lequel agir pour réduire le chômage. Il est trop souvent mis en avant dans le champ politique car on peut l’actionner facilement pour faire des économies de court terme.

D’autres pistes de transformations plus ambitieuses devraient être davantage explorées afin de réduire le chômage à long terme sans augmenter la précarité des plus fragiles sur le marché du travail. Par exemple, renforcer les modes de garde d’enfants pour aider notamment les mères à se stabiliser dans l’emploi, trouver des solutions pour les gens qui doivent aller loin pour travailler, améliorer le système d’éducation pour essayer d’enrayer le chômage des jeunes...

Les études empiriques sont souvent critiquées parce qu’elles sont parcellaires ou qu’elles comportent des biais de sélection et de publication, car seuls les résultats jugés significatifs sont retenus. A partir de l’observation de 881 résultats issus de 75 études, le chercheur Philipp Heimberger avance ainsi l’hypothèse que les législations protectrices de l’emploi n’ont pas d’effet négatif sur le chômage. Faut-il aborder toutes ces études avec prudence ?

D.S : Il peut bien entendu exister des biais qui affectent la façon dont est menée la recherche et le processus de publication, il faut en être conscient. Les travaux de Card et Krueger ont par exemple montré en 1995 qu’il y avait un biais de publication dans la littérature antérieure sur le salaire minimum : on a longtemps cru que l’augmenter avait forcément un effet négatif sur l’emploi, et les études empiriques qui confirmaient cette hypothèse avaient plus de chance d’être publiées.

Heureusement, des économistes ont réfléchi à ces biais potentiels qui consistent à écarter les effets nuls, contre-intuitifs ou qui ne confortent pas la théorie dominante, et ils ont trouvé les méthodes statistiques pour les détecter.

Les études empiriques sont là, leurs limites sont posées mais il ne faut pas sombrer dans un scepticisme généralisé et penser qu’on ne peut rien apprendre sur rien ! Utilisons les données que nous possédons. Remettons des éléments factuels dans un débat qui est déjà très idéologisé, sinon le risque est de vraiment verser dans « ma vision du monde contre la tienne » C’est le plus fort qui crie qui a raison.

Vous faites partie du comité d’évaluation de la réforme de 2019-2021, qui avait déjà durci les conditions d’indemnisation. Le bilan est attendu pour la fin de l’année mais le rapport intermédiaire présenté en mars avance des résultats prudents et mitigés en matière de retour à l’emploi durable pour les jeunes, les seniors et les publics en contrats courts. Allez-vous prendre plus largement en compte les effets de cette réforme sur l’emploi ?

D.S. : Le comité pousse dans ce sens. Nous allons essayer d’évaluer les impacts macroéconomiques de cette réforme sur l’emploi et pas seulement sur les publics concernés.

Cette question du niveau de revenu et de la qualité des emplois est également une dimension importante pour alimenter le débat public. Mais il faut avoir en tête qu’il est difficile d’appliquer des modèles économétriques complètement satisfaisants pour évaluer une réforme dont la mise en œuvre a été décalée à cause de la crise sanitaire.

En France, les législations sur l’assurance chômage se suivent à grande vitesse sans que la précédente ait été évaluée. A cette réforme de 2021 a succédé celle qui impose la contracyclicité de l’indemnisation en fonction de la conjoncture. Et une nouvelle est donc annoncée pour l’été. Cela ajoute-t-il à la confusion générale sur le bien-fondé des réformes ?

D.S. : Cela ne facilite pas les choses. Vouloir imposer une nouvelle réforme pour des raisons purement budgétaires et qui, pour le coup, n’ont rien à voir avec la conjoncture donne une impression d’incohérence.

Cette succession de changements peut également avoir des conséquences auxquelles on ne pense pas nécessairement d’emblée. Je suis en train d’étudier, sur la base de données américaines, les erreurs administratives commises dans les allocations perçues par les chômeurs. Car ces modifications mettent aussi une grosse pression sur les conseillers qui doivent sans cesse s’adapter. Ce sera l’objet d’une prochaine étude.



30/04/2024
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